[Nouvelle] Une si douce enfant
01 déc. 2024Cela faisait quelques temps que je ne m'étais pas prêtée à l'exercice de la nouvelle. Cette fois-ci je me suis inspirée d'un tableau du Musée du Louvre pour une petite nouvelle de style "gothique" (Ok ce n'est pas vraiment dans l'esprit de Noël). Il s'agit d'une histoire totalement inventée qui ne reflète en rien la vie de la jeune Louise Vernet (fille du célèbre peintre). Mais je trouve l’atmosphère de ce portrait assez singulière. N'hésitez pas à me dire ce que vous en avez pensé dans les commentaires et si vous aimeriez que je répète l'exercice sur d'autres tableaux.
Alors que les saisons s’écoulent au rythme de la vie mondaine, Madame De Monfret est de plus en plus mélancolique. Son heureux et harmonieux mariage avec le fringant et séduisant François De Monfret n’a toujours pas porté ses fruits. De la passion des débuts, elle sent venir la suspicion et les reproches de son entourage, à commencer par son époux qui s’impatiente. Comment après toutes ces années de mariage n’a-t-elle toujours pas enfanté ? La culpabilité la ronge et elle commence à s'étioler. La voilà prête à tout pour fonder un foyer et retrouver le bonheur conjugal. Médicaments, onguents, vieilles légendes, cartomanciennes et autres devins font l’objet de toute son attention.
Supportant de plus en plus mal la foule et les regards pleins de pitié, elle s'échappe régulièrement des bals pour contempler la lune et lui adresser ses vœux.
Mais ce soir-là est différent, au crépuscule la lune est voilée par d’épais nuages orageux. Les corneilles, perchées sur le grand cyprès, ne cessent de croasser. C’est en retournant dans le salon qu’elle surprend une conversation qui la bouleverse au plus haut point. Las d’attendre cette naissance tant espérée, poussé par ses proches, son époux songe maintenant à se remarier, mais comment se débarrasser d’elle sans faire de scandale ? Madame De Monfret sent le sol se dérober sous ses pieds. Tous accourent pour lui venir en aide, mais personne ne fait attention au silence qui règne soudainement dans le cyprès.
Les nuits et les jours suivants, Madame est prise d’une forte fièvre. La pauvresse délire et cauchemarde dans son sommeil, poussant des cris de terreur, elle semble murmurer une langue inconnue. Les médecins perdent espoir et le prêtre est convoqué. Déjà, les corneilles s'assemblent sur le grand cyprès et fixent sa chambre avec intensité avant que la plus âgée ne vienne se poser sur la rambarde de son balcon en craillant doucement. Mais voilà qu’au petit matin, Madame, nimbée de la pâleur de la mort, les lèvres bleues et les yeux toujours fiévreux, se lève d’un bond. Sourde aux questions et aux sollicitations de son entourage, elle n’a plus qu’un objectif, se rendre dans la lointaine et mystérieuse paroisse de Ventgraner. Nul ne peut la raisonner ou la retenir. Voyager aussi loin dans son état est périlleux, tous le savent. Mais son époux se propose de l’accompagner “pour veiller sur elle”.
Tout au long du voyage, aucun mot n’est échangé. Elle serre son chapelet à s’en faire saigner les mains et psalmodie sans cesse entre ses dents. Lui feint de ne rien voir et regarde le paysage
défiler par la fenêtre du carrosse.
C’est au petit matin, dans la lande brumeuse, que se dessine la silhouette de la chapelle de Ventgraner. De style roman, en granit, elle est modeste mais bien entretenue. Bordée d’un côté par un cimetière bucolique aux tombes pluricentenaires et de l’autre, par une lugubre forêt ancestrale bercée de légendes païennes, de source miraculeuse qu’aucun sermon enflammé n’a réussi à effacer totalement des mémoires.
Mue par une force invisible, Madame de Monfret s’élance hors de la berline, en direction de l’église. Elle y prie un long moment dans une ferveur désespérée puis traverse à grands pas le cimetière paroissial. Des gouttes de sang perlent de ses paumes sur sa jupe de satin de soie bleu clair et sur l’herbe grasse. Sa robe frôle les pierres tombales mais elle ne semble même pas les remarquer. Son regard est tourné ailleurs, plongé dans le brouillard. Elle s'enfonce dans la forêt dense sans se soucier des ronces qui déchirent sa robe, avant d’arriver dans une jolie clairière fleurie où une source forme un petit étang.
Il est là, ce lieu qui hante ses rêves depuis plusieurs nuits. Il l'appelle irrémédiablement. Un vague sentiment de nostalgie l'envahit alors qu’elle foule pour la première fois cette herbe parfumée baignée de lumière solaire. Une bourrasque de vent défait sa coiffure, libérant sa chevelure soyeuse. Dans l’air lourd du point du jour, le vent tournoie autour d’elle avec vigueur et siffle à la manière de murmures venus d’un autre âge. Sans hésiter, elle plonge dans cette eau cristalline et glacée. Elle y reste de longues minutes à flotter telle une Ophélie réincarnée. L’eau limpide la recouvre entièrement et la caresse délicatement comme une main chaleureuse. C’est sans remord qu’elle propose un pacte avec la source où plutôt ce qui y réside. De ce moment, qui lui semble une éternité, elle émerge transformée, comme lavée de toutes ses peurs et de ses doutes. Quand elle revient vers son époux, il émane d’elle un charme étrange et envoûtant allié à une assurance nouvelle. Son époux ne peut détacher son regard d’elle. Ses mouvements élégants et mesurés, son regard de braise qui semble le sonder jusqu’au plus profond de son âme, la buée qui s’échappe par ses lèvres entrouvertes, ses longs cheveux humides, le drapé mouillé de ses vêtements qui ne laisse planer aucun mystère sur sa silhouette élancée, tout en elle l’appelle.
La nuit suivante, dans une auberge de campagne, les deux époux retrouvent la passion amoureuse de leurs débuts sous une lune ronde et luisante.
De retour au manoir, le couple a changé. Madame, a l’allure évanescente, est envoûtante mais de plus en plus absente à ce qui l’entoure et monsieur d'ordinaire si affairé, lui est totalement dévoué, oubliant toutes ses obligations.
Bientôt, le ventre de Madame s’arrondit. Familles, amis, domestiques, tous sont ravis de cette bonne nouvelle. Les visites se multiplient tout comme les présents de chacun. Madame, par un heureux prodige, pour ne pas dire un miracle, porte enfin l’enfant tant attendu. Gorgée de vie, elle reprend des couleurs et revient à la réalité, discutant gaiement avec tous ceux qu' elle croise. De même, son époux retourne maintenant à ses occupations en ville et s’absente de plus en plus pour affaires, au grand dam de Madame qui se sent de nouveau délaissée. Mais chacun est là pour la distraire et la rassurer, même sa belle famille pourtant hostile quelques mois plus tôt.
Tout est finalement rentré dans l’ordre et l’incident du printemps est à présent oublié. Madame, maintenant proche du terme, les préparatifs pour l'arrivée de l’enfant battent leur plein. C’est au petit matin que le travail commence. Mais bientôt, il faut se rendre à l’évidence, quelque chose ne va pas, c’est trop long, la mère et l’enfant s'épuisent. Pleurant et implorant, ses cris stridents retentissent dans toute la campagne alors que le vent agite violemment les branches du cyprès.
Au crépuscule, le visage fermé, les médecins posent la question tant redoutée “la mère ou l’enfant ?”. Au milieu des sanglots de la famille de Madame et des domestiques, François de Monfret hésite un long moment et choisit son sang. Ce sera l’enfant. Après tout, il pourra toujours se remarier et son épouse devrait être fière d’avoir enfin accompli son rôle ! Lorsque le nouveau-né pousse son premier cri, le tonnerre gronde, les éclairs déchirent le ciel et les corneilles se battent bruyamment autour du bassin du domaine. Dans le grand lit, le visage baigné de larmes, Madame ne peut ni voir ni même tenir son enfant que la vie la quitte déjà. Et c’est dans un râle caverneux que résonne un dernier “pourquoi” ?
L’enfant, belle comme une fée, est ravissante mais grandit vite, trop vite, beaucoup trop vite. Pendant ce temps, François de Monfret, rongé par la culpabilité, poursuivi par les cauchemars et les visions de sa défunte épouse, vieillit à vue d'œil. Chaque semaine sonne comme des mois. Ses forces le quittent irrémédiablement alors que sa petite Evangeline-Desirée joue tout le temps avec les chats du domaine sous le regard attentif des corneilles toujours plus nombreuses. Bientôt, leurs proches s'inquiètent du comportement de l’enfant qui pleure à chaque office religieux, refuse l’autorité des précepteurs et préfère se sauver pour observer les insectes. Souvent, on la retrouve à regarder et bavarder dans le vide ou a jouer avec les chats et les corbeaux toujours plus nombreux. Les phénomènes étranges se multiplient. Murmures dans les pièces vides, fenêtres qui claquent sans raison, parquets qui grincent, des luminescences nocturnes. La rumeur se répand chez les domestiques que quelque chose est venu occuper les lieux. “Quelque chose de pas très catholique” et tous ceux qui le peuvent quittent le service.
Elle a quatre ans quand son père s'éteint à son tour. Il n’avait pas quarante ans qu’il en paraissait le double. Il ne s'était finalement pas remarié et les proches terrifiés avaient peu à peu quitté la demeure, espaçant leurs visites. A la nouvelle de la mort de son père, Evangeline-Desirée, ne verse pas une larme mais un étrange rictus se dessine sur son visage et une lueur étrange anime son regard bleu alors que le ciel se couvre de lourds nuages gris et que les corneilles entonnent une chorale lugubre.
Ici la notice officielle de l’œuvre sur le site du Musée du Louvre :
Portrait de Louise Vernet enfant
Louise Vernet (1814-1845) est la fille du peintre Horace Vernet ; en 1835, elle épouse le peintre Paul Delaroche.