[Cannes 2024] The Substance : cauchemar en salle de bains
06 nov. 2024Deuxième film de Coralie Fargeat, The Substance est un film qui ne laisse pas le spectateur indemne tant par sa facture à la fois gore et léchée que par son message sur l’objectification des femmes dans la société médiatique actuelle. Porté par un duo féminin explosif, Demi Moore et Margaret Qualley, le film traite aussi bien du regard social sur les femmes que du regard qu’elles se portent sur elles-mêmes.
Élisabeth Sparkle, ancienne gloire du cinéma multi-récompensée, est aujourd’hui une vedette du petit écran où elle incarne les réveils toniques de l’américaine au foyer avec Sparkle your life by Élisabeth. Une émission de gym à l’aspect très années 1980. Seulement, sa vie bascule le jour de ses 50 ans, quand elle entend le producteur de son émission annoncer qu’il faut se débarrasser d’elle, et faire de l’humour désobligeant sur son âge. Sous le choc, elle est victime d’un accident de la route. Bien qu’indemne physiquement, Élisabeth ne digère pas la situation et le violent mur de l’âge sur lequel elle vient d’être projetée. C’est alors qu’un séduisant interne en médecine lui laisse entrevoir une issue de secours : The Substance qui lui permettrait de créer une meilleure version d’elle-même, plus jeune, plus belle, plus parfaite en tout. Après quelques hésitations, elle saute le pas et donne naissance à Sue et sa plastique parfaite. Sera-t-elle l’instrument de sa vengeance ?
La chair avant tout
Ici, la chair est reine. Coralie Fargeat filme avec un Mâle Glaze (terme cinématographique qui montre comment les hommes ont une manière spécifique de filmer les femmes pour mettre en avant leur plastique, avec une connotation sexuelle régulièrement sous-jacente) tellement appuyé qu’il en devient nauséeux. La chair, en particulier de Sue pendant ses exercices télévisuels mais aussi dans sa vie de tous les jours, est sans cesse mise en avant, filmée en gros plan à tel point qu’elle en perd presque forme humaine pour devenir des morceaux de femme. Au contraire d’Élisabeth dont les flétrissures sont de plus en plus prégnantes.
D’ailleurs, les comparaisons avec la nourriture ne manquent pas. Là encore, la manière de filmer la nourriture a quelque chose de malaisant. Là où le producteur dévore sans complexe des plats dégoutants, Sue et surtout Élisabeth ont ce lien très particulier à la nourriture, d’abord sain, qui finit par se dévoyer.
On comprend bien que la femme se consomme et se jette dès qu’elle est « périmée » selon les critères de ces messieurs.
La chair de sa chair
La relation entre Elizabeth et Sue est également particulière. Il n’y a rien de filial ici. Chacune n’ayant d’interaction avec l’autre que pendant la permutation, aucun lien ne se tisse. Si Sue est l’incarnation de l’idéal de jeunesse et de beauté d’Élisabeth « la partie la plus aimable d’elle », pour Sue, Élisabeth n’est en rien une mère, mais un poids mort qui lui sert de réservoir.
De ce déséquilibre de départ naît une relation toxique d’interdépendance et de rejet. Sue méprise peu à peu Élisabeth qui commence aussi à se détester tout en ayant conscience que l’expérience est plus que dangereuse pour elle. Dès le début, le problème se dessine dans la manière dont Sue traite le corps d’Élisabeth inconsciente, la laissant des jours sur le carrelage froid de la salle de bain sans matelas ni vêtement. Pour Sue, Élisabeth lui « vole du temps et le gâche ». Alors, elle franchit le pas et commence à prendre de plus en plus de temps, dépasser les limites et se nourrit déraisonnablement d’Élisabeth.
Un équilibre fragile
Pourtant, le contrat était clair dès le départ, elles ne forment qu’une, et chacune doit être éveillée sept jours par intermittence dans une répartition du temps 50/50. En cas de dépassement du délai, les conséquences sont terribles pour la dormeuse. Mais, par avidité, l’une prend le pas sur l’autre et commence à lui voler ce qu’elle a de plus précieux. Commence alors un terrible affrontement entre les deux femmes, principalement par manque d’une communication claire, mais également à cause d’un patriarcat intériorisé qui ne valorise les femmes que par leur apparence.
Pourtant, Élisabeth était certes une très belle femme dans sa jeunesse, mais elle était surtout une très grande actrice qui pouvait déplacer les foules. De son côté, Sue est l’incarnation de la vedette du petit écran sans autre ambition que de jouer de sa plastique sous ses airs de fausse ingénue. Le public l’aime car elle est « belle » (vulgaire selon d’autres critères), mais elle est finalement une coquille vide et vaniteuse.
Un film féministe ? Vraiment …
Certains verront dans ce film un manifeste féministe tant les héroïnes sont mises en avant et les personnages masculins ridicules et grossiers.
La dénonciation du “Mâle glaze”, par son usage à outrance, peut également aller dans ce sens. Cependant, dans un film féministe, Élisabeth et Sue se seraient alliées contre ce système. Élisabeth se serait vengée du producteur et des actionnaires et Sue aurait fini par trouver une autre vocation que pin up. Leur alliance aurait pu renverser la table.
Ici, je vois plus un film sur l’âgisme et sur une société du spectacle qui refuse d’accepter le temps qui passe, surtout quand cela concerne les femmes.
Du côté de la mise en scène, l’image est extrêmement soignée et fourmille de détails. Elle alterne entre le clinquant des plateaux de télévision et le huis clos angoissant de l’appartement et, plus précisément, de la salle de bain. La bande son, avec sa musique entêtante, occupe également une place de choix dans l’intrigue (et reste longtemps en tête).
Dans The Substance, Demi Moore signe une véritable performance à la fois sensible, enragée et traversée de failles. Elle ne se dérobe pas à la caméra, se met littéralement à nu et se transforme sous nos yeux révulsés. Margaret Qualley est, elle aussi, impeccable dans son rôle de fausse ingénue égoïste. C’est une jeune actrice que je connais moins. Il s’agit de la fille d’Andie MacDowell. Elle connaît donc le milieu du spectacle depuis sa naissance et a reçu, selon sa biographie, une éducation soignée. Comme ce rôle ne lui permet pas véritablement d’exprimer une palette de sentiments variés, je vais me pencher sur les films où elle apparaît déjà et ses futures productions.
Coralie Fargeat signe un second film marquant. Je ne le vois pas réellement comme un film d’horreur et je trouve la scène finale assez drôle bien qu’un peu longue. Cependant, je trouve que tant le fond que la forme sont parfaitement traités en accord avec le message du film. Je comprends tout à fait que le film ait reçu le prix du scénario à Cannes 2024 et, pour avoir également vu Grand tour, j’aurais également décerné le prix de la mise en scène à The Substance. Pour moi, il s’agit d’un des films les plus intéressants de l’année et j’espère qu’il trouvera le chemin vers la rétine d’un large public.
PS : Si vous avez apprécié ce film et que vous êtes curieux, je vous conseille également le film d'animation coréen Beauty Water de Cho Kyung-hun sorti en 2020. Là aussi, c'est assez fort visuellement comme film.
The Substance
France/Etats-Unis, 2024
De Coralie Fargeat
Durée : 2h20
Sortie : 06/11/2024
MAJ1 : 2024/11/22 : Passage sur Beauty Water