Représentation du viol dans les arts : une certaine image de la femme et de son consentement dans l’Art occidental au XVIIIe et XIXe siècles
24 févr. 2020Dans un précédent article, je vous parlais de l’érotisme dans l’Art et les différences de perception en fonction des époques en Occident illustrant succinctement comment l’époque concevait les corps. Aujourd’hui, je souhaite vous parler d’un sujet connexe mais plus délicat. En effet, l’art occidental regorge de scènes érotiques en tous genres, mais bien souvent hélas, les femmes ne sont pas explicitement d’accord ni même consentantes.
Les enlèvements
Le thème de l’enlèvement a connu un grand succès à partir de la Renaissance dans la peinture et la sculpture avec la redécouverte des textes et mythes antiques. Cela représente généralement des enlèvements de déesses, de nymphes et de simples mortelles (Europe, Perséphone, et tant d’autres) par des dieux lubriques et des satyres en rut. Mais les femmes bien réelles ne sont pas épargnées, comme les célèbres sabines enlevées par les romains lors de la fondation de la ville et qui, finalement, se sont accommodées de la situation.
D’un point de vue historique, les enlèvements dans les villages des côtes de la Méditerranée et des îles par des pirates barbaresques et des marchands génois ou vénitiens n'étaient pas rares et ce, depuis le Moyen Âge. Les hommes et les garçons étaient le plus souvent destinés à la force de travail quand les femmes et les jeunes filles étaient assignées à la servitude domestique et surtout sexuelle pour alimenter les harems et les maisons de notables. Ces harems qui ont tant fasciné les occidentaux jusqu’au tout début du XXe siècle et ont été représentés dans de nombreuses peintures sous prétexte d’orientalisme, voire d’érotisme, n’ont jamais été remis en cause par les chrétiens autrement que moralement, en de rares occasions. Pourtant, cela n’enlève rien au fait que des centaines de milliers de femmes occidentales ont été enlevées et réduites en esclavage sexuel, comme tout autant de femmes issues des régions subsahariennes (voir L'esclavage sexuel et harems). La traite des blanches était même complaisamment représentée par les artistes tout au long du XIXe siècle, avec Ingres (La grande Odalisque, Le Bain turc), Gérôme et Delacroix en tête de file. Jamais il ne leur est venu à l’esprit que ces femmes subissaient des violences insoutenables. Certains artistes moins connus montrent tout de même la tristesse de ces femmes contraintes.
Les tableaux et les sculptures montrent combien ces femmes et ces jeunes filles frêles se débattent en vain dans les bras vigoureux des dieux et des guerriers, sauf Europe et quelques unes qui ont été trompées par les métamorphoses de Zeus. Cela a souvent été présenté comme une expression de l’initiative masculine où l’homme est actif et la femme passive et résignée.
Celles qui ont refusé les avances d’un dieu se sont retrouvées métamorphosées comme Daphné ou fortement entravées comme Cassandre. Les humaines confrontées à de telles situations face à des hommes biens réels n’ont historiquement pas vraiment eu la possibilité de refuser.
Les viols
Ainsi, vous vous doutez bien du sort réservé aux femmes ainsi enlevées, mais bien entendu, les viols qui en résultent ne sont jamais évoqués, et il est d’usage de parler d’histoires d’amour et de draper les faits d’un voile de romantisme. Ainsi, le fantasme de l’enlèvement a longtemps été ancré dans l’imaginaire de jeunes filles qui s’imaginaient un prince charmant venant les enlever pour vivre le grand amour… bon ça c’est la théorie et ça permet de dire aux filles d’attendre le prince charmant et de ne surtout pas prendre l’initiative.
Mais revenons aux viols dans l’art. L’art occidental regorge de représentations plus ou moins explicites de viols. Les musées en sont plein et baignent complètement notre culture artistique et donc notre société.
Que ce soit des “amours divins” souvent à sens unique ou des scènes de genre, l'opinion de la femme sur le désir de l’homme est régulièrement négligée par ce dernier. Mais prenons des exemples parlants issus de grands musées français.
Watteau et Fragonard sont deux grands peintres français du XVIIIe siècle mais n’avaient pas du tout la même approche du sujet ; Chez Watteau, ses œuvres élégantes où il est le plus souvent question de séduction et d’amour partagé. Pourtant, deux de ses œuvres conservées au Musée du Louvre doivent retenir notre attention : Jupiter et Antiope où Jupiter métamorphosé en satyre découvrant la jeune nymphe endormie (donc non consentante) est sur le point de se jeter sur elle. Du côté de la scène de genre, toujours au Musée du Louvre, se trouve Le Faux pas où, selon le cartel officiel, une jeune femme qui a trébuché est aidée à se relever par un jeune galant empressé. Mais si l’on y regarde de plus près, l’on voit une toute autre histoire et le titre prend un autre sens. Le geste de la jeune femme, de dos, semble plutôt repousser le jeune homme. Elle pose sa main sur la poitrine du jeune homme. Le torse de la jeune femme est en torsion et son autre main repose au sol en poussée pour se relever.
Chez Fragonard, on est dans la chair ! Son célèbre Verrou est parfaitement parlant, contrairement à ce que l’on a longtemps prétendu. La femme est dans un mouvement de résistance, le visage révulsé, le buste en arrière, les bras tendus. Elle est habillée alors que l’homme en sous-vêtements est dressé et ferme le verrou en hauteur signant la résistance vaine de la femme.
Fragonard et ses suiveurs ont représenté de nombreux cas de viols, que ce soit un maître de maison surprenant une servante comme dans la Résistance inutile ou encore L’épouse indiscrète de Pierre-Antoine Baudouin. Il convient de rappeler qu’à cette époque et pour longtemps encore, le viol est un crime moral réprouvé par l'Église et la population, mais rarement porté en justice et dans tous les cas, cette violence était fortement minimisée et banalisée. Héritage antique passé dans la chrétienté, la servante devait à son maître travail domestique et services sexuels consentis ou non sans que l’Église ne s’en émeuve pour autant ou très rarement.
Avec La Cruche cassée, Greuze montre plus subtilement que d’autres artistes cet événement. La jeune fille, dont l’enfance est encore visible sur son visage aux joues rondes, est toute dépenaillée : les cheveux en désordre, le corset ouvert laissant apparaître un téton. Elle affiche un regard mélancolique et incrédule. Le genre de visage que l’on retrouve malheureusement chez les jeunes modèles du photographe Hamilton. De plus, elle tient une cruche cassée qui a donné son nom au tableau et qui n’est rien d’autre que la symbolique de la perte de la virginité. D’autres indices rendent la situation limpide comme les fleurs froissées vers le bas de son ventre dans les plis de sa jupe, la rose totalement épanouie sur son corsage. A l’arrière plan, la fontaine présente deux figures : un lion alangui crachant de l’eau et un mascaron faisant penser à un bélier ou un satyre. Ces deux décors sont cependant récurrents sur les fontaines mais, selon les chercheurs, permettraient d’identifier la fontaine à celle présente dans la cour d’honneur du château d’Anet où le tableau a été peint. Le lion, roi des animaux, évoque la force et le pouvoir et le mascaron peut représenter un satyre dont on connaît la lubricité ou bien, par ses cornes, un bélier comme ceux ornant les boutoirs faisant céder les portes des citadelles assiégées. La femme est d’ailleurs souvent présentée comme une citadelle qu’il faut conquérir, par la force s’il le faut. En rassemblant les pièces du puzzle ainsi que les témoignages de Greuze (à partir de la page 178), l’on comprend aisément que la jeune fille a perdu sa virginité et que, visiblement, elle n’était pas prête et parlant du tableau, Greuze la présente comme imprudente.
Au XIXe siècle, d’autres artistes ont abordé le sujet, comme Théodore Géricault et sa sculpture Satyre et Nymphe du Musée des Beaux Arts de Rouen dont le cartel ne laisse aucune place au doute sur l’acte de viol représenté.
L’on peut également parler du bas relief Le Désir de Maillol conservé au Musée d’Orsay où le désir est visiblement à sens unique de l’homme vers la femme…
Encore plus cru s’il se peut (et il se peut), évoquons le tableau Les Brigands romains de Gleyre, peintre talentueux au demeurant, actuellement en pleine redécouverte. Ce tableau exposé au Musée du Louvre est particulièrement cru et explicite : Un duo qui se promenait dans la campagne romaine a été attaqué par un groupe de quatre hommes. Au centre, au premier plan, la jeune femme éplorée a été jetée au sol, ses jupes sont retroussées et ses bas défaits. Elle se cache le visage dans les mains. Autour d’elle, trois hommes l’encerclent. Les deux premiers se disputent pour la priorité ?! et le troisième toise le père de la jeune femme qui, attaché à un arbre, assiste impuissant au drame. A l’arrière plan, un quatrième bandit plus âgé compte le butin sans se soucier du reste. Ici, aucune place au doute ni besoin de clé de compréhension !
La réception de ces œuvres
La réception des œuvres citées a été très variée, mais le plus souvent positive. Watteau était généralement plébiscité pour ses peintures pleines de grâce. Les deux œuvres citées, bien qu’ayant surpris, ne font pas exception. Fragonard a eu un succès et une postérité indéniable ainsi que de nombreux suiveurs. Les scènes galantes étaient très appréciées des plus grands, et peu importe si la dame est représentée en fâcheuse posture. Le Verrou est d’ailleurs devenu une icône de l’art du XVIIIe siècle pour beaucoup et est interprété par certains comme une fausse résistance de la femme “elle dit non mais pense oui”. Je tiens à préciser qu’une bonne partie des œuvres de Fragonard sont de nature coquine, voire érotique, mais sans maltraitance de la femme, bien au contraire.
Pour Greuze, La Cruche cassée a reçu un bon accueil et est allée orner les murs de la Du Barry, maîtresse royale dont il est dit “qu’elle avait beaucoup cassé dans sa jeunesse”. Bien entendu, personne n’était dupe du sujet…
De la sculpture de Géricault, on ne sait pas s’il s’agit de celle admirée par Delacroix ou bien d’une autre non localisée.
Idem pour le bas relief de Maillol. Mais étant donné le nombre d’exemplaires en plâtre, en bronze etc. on se doute bien que l’œuvre a été appréciée.
Finalement, il n’y a guère que Les Brigands romains qui ont suscité la critique de ses contemporains. On peut y voir la réprobation d’une scène de genre, montrant explicitement un crime commis par des malfaiteurs notoires à l’encontre d'honnêtes personnes. De plus, la ressemblance de l’homme captif avec Horace Vernet, alors directeur de l’Académie de France de Rome, et celle de la jeune fille avec sa propre fille qui avait refusé la demande de Gleyre ressemble à un règlement de compte artistique et sentimental.
Les autres scènes de viols jouent soit sur une pseudo ambiguïté, soit sur la symbolique, soit sur la mythologie. De plus, le viol dans un cadre domestique d’un maître sur une servante et plus encore le viol conjugal étaient largement minimisés. L’Église parlait du devoir conjugal à accomplir. A noter que le devoir conjugal liait les deux époux, donc en théorie, si c’est madame qui était demandeuse et pas monsieur, il devait lui aussi “faire un effort”. Mais revenons à Gleyre et son tableau polémique. La suite est simple. Le tableau est resté dans le fond de l’atelier de l’artiste jusqu’à sa mort. Il a toujours refusé de le vendre et l’a très peu montré.
Ainsi, une certaine forme de violence faite aux femmes a longtemps été banalisée si ce n’est valorisée dans la culture européenne (la seule que je connaisse depuis ma naissance, bien que je pense que la très grande majorité des femmes dans le reste du monde n’a pas eu la vie plus facile). Ce que l’on nomme aujourd’hui la “culture du viol” (c'est à dire la minimisation des agressions à caractère sexuel et le fait de blâmer la victime plutôt que le coupable) et la “masculinité toxique” sont liées et trouvent leurs racines conjointes dans une valorisation multimillénaire du désir masculin et des vertus de sa force et une sujétion de la femme, éternelle mineure dans l’Antiquité, qui a retrouvé quelques droits, mais bien inférieurs à ceux des hommes au Moyen Âge, pour finalement les perdre en quasi intégralité à partir de la Renaissance et de l’Humanisme issu de la redécouverte des textes anciens. Dans la Bible, et plus particulièrement dans l’Ancien Testament, les femmes ne sont guère valorisées, voire traitées comme du bétail par les patriarches.
Sachant que nous sommes le produit de la culture dans laquelle nous grandissons et évoluons et que de plus, certaines clefs de lecture des œuvres se sont perdues au fils du temps, aujourd’hui, certaines de ces œuvres paraissent anodines et il n’est pas rare d’entendre, par exemple devant La Cruche cassée, des personnes s’exclamer que la jeune fille avec ses joues rouges est mignonne comme une poupée sans faire attention au reste du tableau.
Très récemment, des voix se sont élevées du côté de certaines associations féministes pour demander le retrait des cimaises des œuvres d’art représentant des violences faites aux femmes. Pour ma part, je ne suis pas de cet avis car ces œuvres sont le reflet de leurs époques et il est intéressant de voir comment étaient considérées les femmes et comment leurs droits et leur reconnaissance ont évolués. Cependant, je suis pour que les œuvres soit explicitement désignées comme illustrant une violence faite aux femmes sans éluder les mots comme viol comme pour l'oeuvre Satyre et Nymphe du Musée des Beaux Arts de Rouen et en les contextualisant. Je souhaite que ces œuvres soient montrées pour ce qu'elles sont, que leur violence marque les esprits et montre qu’une civilisation patriarcale valorise la culture du viol et que ces représentations banalisent ce crime aux yeux de tous. L’art est expression, parfois transgression, mais l’art est aussi témoin et pédagogue. Je souhaite également que ces œuvres soient mise en regard avec d’autres de la même époque et idéalement du même artiste ou du même courant artistique, mais qui cette fois valorise les femmes.
Il n’y a finalement qu’une seule œuvre pour laquelle je suis favorable au retrait des cimaises, il s’agit des Bandits romains. Non pas à cause de la crudité de la scène mais bien car l’artiste lui-même ne souhaitait pas l’exposer. Montrer ainsi en permanence une œuvre qu’il a lui-même remisée est aller contre la volonté de l’artiste.
Je vous invite à me laisser vos avis en commentaire et j’espère que vous ne verrez plus ces œuvres de la même façon, que vous vous interrogerez sur le message profond qu’elles représentent derrière la séduction de l’œil. Qu’elles trouveront une résonance en vous et vous pousseront à réfléchir à la notion de consentement.
Pendant la (très) longue rédaction de cet article, je suis tombée sur cet article fort intéressant que je vous engage à lire (comme l'ensemble des liens présents).