Les éditions Kana rééditent le sombre et écœurant Ushijima L’usurier de l’ombre de Shôhei Manabe. Un titre destiné à un public averti de jeunes adultes au moral bien trempé.

Ushijima, 23 ans, est un véritable colosse au regard impassible, et pour cause, c’est un Yamikin, un usurier. Sa spécialité, prêter de l’argent à des laissés pour compte à un taux stratosphérique de 50% pour 10 jours. Aidé par son équipe, Ushijima ne recule devant aucun moyen pour trouver de nouveaux clients ou plus encore, se faire rembourser avec les intérêts. Baignant dans les milieux les plus rances de la société nippone, l’usurier trouve toujours un moyen de récupérer son dû, et même beaucoup plus. 

L’enfer est pavé de petites sommes

Parmi les clients de la société Buy Buy Finance (ou plutôt bye bye monney), la société qui sert de façade à Ushijima, se trouvent des femmes au foyer désoeuvrées, des intérimaires, des étudiants en déshérence, des patrons d’entreprise en difficulté, des accros au pachinko. Autant de personnes vivant au jour le jour et à qui les organismes de crédit officiels ne prêtent pas ou plus.  
A noter que chez Ushijima et ses collègues, le prêt moyen étant de 50 000 yens (environ 350€ au cours du jour de la rédaction de cet article) le client qu’Ushijima nomme régulièrement “esclave”, doit rembourser en 10 jours la somme de 75 000 yens (soit presque 530€). En comparaison, les organismes officiels de prêts ont un taux de 29% au Japon contre moins de 20% en France ce qui est déjà énorme.
La majorité des clients ne sont d'ailleurs capables de rembourser que les intérêts au cours des 10 jours et l’usurier leur consent un nouveau prêt. De ce fait, l’usurier charognard décuple les gains en enfonçant ses victimes chaque fois davantage.
Pour les jeunes femmes (moins de 40 ans) la prostitution est souvent l‘issue proposée quand les hommes subissent menaces physiques, travaux forcés, vente de drogue voire tournage dans des pornos gay. Les personnes qui ont de la famille se voient contraintes de leur demander de grosses sommes d’argent au risque de rupture familiale et de divorce. 

Un pervers

Que ce soit pour le prêt ou le recouvrement, Ushijima fait preuve de perversité à chaque étape. Il embobine ses clients qu’il sait désespérés, les pousse à s’endetter lentement, puis il prend un malin plaisir à les briser le moment venu. Humiliations et sévices en tous genres ainsi que des menaces pas du tout en l’air, l'usurier, conscient de sa stature, s'impose sans vergogne et se complait à avilir son prochain, puis il donne des conseils à ses employés avec le plus grand détachement et un cynisme glaçant. Ushijima est un anti-héros qui, par son attitude, dépasse le seuil de l'antipathie pour tomber dans l'abject. Il est le diable mais sans sa beauté.

Jugement moral ou critique sociale ?

A la lecture de ces deux premiers tomes, le malaise est total. Les situations sont d’un glauque abyssal, la détresse totale et la crasse du pays du soleil levant se révèlent au grand jour. Au travers de ces histoires, Shôhei Manabe pointe du doigts les travers de la société japonaise : surconsommation et diktat des apparences, cherté de la vie, dépendance aux jeux d’argent, perte de sens et désoeuvrement des jeunes générations, criminalité avec les yakuza et les bandes de motards. Mais à aucun moment l’auteur ne remet en cause l’ultra-libéralisme prédateur qui pousse le Japon à écraser une partie de sa population. De même, rien n’est fait pour aider les plus démunis ou pour les sortir de leur dépendance au jeu d’argent comme le pachinko (tout à fait légal). 
Le patriarcat généralisé qui impose aux femmes mariées de ne pas travailler et de rester coincées à la maison sans aucune forme d’épanouissement personnel et professionnel. Ces mêmes femmes totalement aliénées qui, une fois les enfants partis de la maison, se retrouvent seules des journées entières et ne trouvent d'échappatoire que dans le jeu. Le patriarcat qui couvre de honte les femmes qui sont projetées dans la prostitution la plus sordide et les autorités qui, là encore, ferment les yeux sur toutes les pratiques illégales des Yakuza et des usuriers. Les clients dégueulasses (il n’y a pas d’autres mots) des prostituées qui les traitent comme des objets dans des environnements abjects. 
Pire encore, à certains moments, l’auteur semble porter un jugement moral sur les victimes de son usurier. Certains sont effectivement la propre cause de leur malheur, mais à aucun moment la société ne leur a donné une bouée de sauvetage. Pire encore, en les enfonçant et les dégradant toujours davantage, surtout les femmes, le yamikin montre combien il est misogyne et combien il savait dès le début qu’il allait les briser. La seule voix charitable est le jeune Takada. Ce nouvel employé parvient à conserver une part de son humanité malgré tout, mais elle se fait de plus en plus faible au fil des chapitres.

Du côté graphique, le titre est brutal avec un trait réaliste tant dans les architectures que les personnages. Absolument rien de mignon ne vient éclairer les chapitres. Les expressions et la déliquescence physique des personnages sont très bien rendues. Tout est sale et décadent dans ces pages parce que presque trop réel, trop palpable.

Il ne faut pas se tromper, Ushijima l'usurier de l'ombre est un titre d’une rare puissance dont la lecture des deux premiers tomes est un coup de poing (chose rare en ce qui me concerne). La narration, bien que décousue, est prenante et à le mérite de dresser le portrait d’une société prise dans une course effrénée aux profits mais qui sombre inexorablement. Shôhei Manabe a parfaitement retranscrit cette ambiance des marginaux de la société que le Japon cherche à cacher sans mettre les moyens d’y remédier. 

Une fois n’est pas coutume mais, lors de mes deux voyages au Japon, j’ai été frappée par le travail des aînés, par le fait de voir des femmes âgées seules dans les restaurants et les cafés pas chers qui cherchaient juste à parler et à rompre leur solitude. Mais surtout, je me souviens m'être un peu perdue à Takayama en sortant du musée et m’être retrouvée à l’orée de ce que je qualifierai de bidonville avec des baraques en bois et des toits en tôle alors que la ville connaît un climat rigoureux en hiver. J’ai rapidement tourné les talons, mais cette vision d’une extrême pauvreté dans un pays si riche m’a profondément choquée. Depuis, je vois la pauvreté et la précarité progresser en France et, même si les aides sociales sont plus nombreuses, j’avoue avoir maintenant un peu peur de voir cette situation arriver ici. Je ne sais pas à quoi vous fera penser la lecture de Ushijima l’usurier de l’ombre, mais sachant que le Japon est un laboratoire sociétal qui a quelques années d’avance sur les pays développés, je suis inquiète, surtout avec la crise économique et l’inflation actuelle. Une chose est sûre, on ne sort pas indemne d’une telle lecture.

Titre VO: 闇金ウシジマくん
Titre traduit: Yamikin Ushijima-kun
Dessin :: MANABE Shôhei
Scénario :: MANABE Shôhei
Traducteur: SIMON Pascale
Editeur VF: Kana
Collection: Big Kana
Type: Seinen
Genre: Social, Suspense
Editeur VO: Shôgakukan
Prépublication: Big Comic Spirits
Date de publication: 14 Septembre 2007 (1ere édition) réédition début 2023.
Illustration: 224 pages n&b
Origine: Japon - 2004
Code EAN: 9782505002161
Code prix: KA02
PUBLIC AVERTI
16+
PRIX PUBLIC
7.55 €

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