Dernière exposition du cycle consacré aux animaux organisée par le domaine départemental de Chamarande en 2022, Zoosphères du duo français composé de Marion Laval-Jeantet et Benoît Mangin explore les rapports de l’Homme aux autres formes animales à travers 30 ans de création. Une expérience artistique entre science et chamanisme.

L’Homme et l’animal-L’animal dans l’Homme

Depuis 1991, Art Orienté Objet explore la relation de l’espèce humaine à l’animal au travers de tout un spectre d’approches : scientifique, historique, artistique, mythique, anthropologique ou éthologique. Leurs œuvres témoignent d’un questionnement transcendant où politique, écologie (au sens premier du terme), art et science se rejoignent. Ils expérimentent beaucoup, parfois sur eux-mêmes et font appel aux sciences médicales, biochimiques. Avec Jeter les bois (2007), Necking (2007), Félinanthropie (2007) et Centaure (2011) le duo utilise à tour de rôle des leurres et des prothèses pour adopter la posture et le point de vue d’un animal et apprécier ses réactions en retour. Cela a donné lieu à des rencontres surprenantes tant avec des animaux sauvages (des cerfs dans la forêt et des girafes dans un zoo) pour Benoît Mangin mais aussi avec des animaux domestiques dont le chat et le cheval pour Marion Laval-Jeantet. Au travers des attributs des animaux, ceux-ci voient la barrière inter espèce se brouiller. Ils interagissent alors différemment avec le porteur. La frontière se brouille encore davantage avec Que le cheval vive en moi (2011) lorsque Marion Laval-Jeantet reçoit une injection de sang de cheval purifié (sous contrôle médical). Elle confie avoir ressenti une différence, une impression de puissance mais aussi davantage de vigilance, des problèmes intestinaux et des maux de têtes. Certains éléments sanguins équins sont restés quelques semaines dans son corps.

En 2015-2016, le duo produit deux œuvres : Je me suis vue, j’étais un centaure et Je me suis vu (sans le e) j’étais une girafe, suite à l’initiation chez les Pygmées Babongo du Gabon. Lors de cette expérience chamanique, chacun s’est retrouvé dans un état onirique où il était un animal. Pour Marion Laval-Jeantet, elle était un centaure bien particulier puisque son buste était rattaché à un arrière train de cheval, conservant sa forme bipède à la manière d’un satyre. Benoît Mangin s’est lui vu avec une autre perspective puisque ses membres se sont allongés pour devenir ceux d’une girafe. Il est amusant de voir que le duo est proche de certains animaux comme s’ils étaient leur totem chamanique.

En 2008, alors que la grippe aviaire fait des ravages, Art Orienté Objet se procure un grand nombre de plumes d’oiseaux migrateurs. Ces plumes attachées sur une chaise munie de deux bras qui se replient donnent naissance au Baiser de l’ange ou Machine à méditer sur le sort des oiseaux. Une fois la personne assise, les ailes se replient sur elle comme pour la protéger, offrant une expérience réconfortante. Cependant, en pleine période de suspicion de maladie de la grippe aviaire, cette proximité peut alors devenir angoissante. Le baiser de l’ange peut donc être vu comme le câlin d’un ange gardien ou bien comme le baiser de l'ange de la mort.

Toujours dans le registre du lien spirituel entre l’Homme et l’animal, les deux artistes se sont rapprochés de l'institut polytechnique de Lausanne. Marion Laval-Jeantet et son chat Hadji se sont prêtés à une expérience qui visait à enregistrer leur aura électromagnétique qui a donné lieu à la série de photographies Machine à enregistrer la télépathie Homme-Animal (2007). Madame Laval-Jeantet était dans une pièce et son chat Hadji dans une autre pièce. Les deux pièces sont insonorisées de sorte que les émotions de l’un n'influencent pas l’autre. Pendant la première partie de l’expérience, la jeune femme était en méditation et son aura s’est révélée bleue, de même que son chat est resté calme. Dans la seconde partie de l’expérience, elle a été informée d’une mauvaise nouvelle qui l’a mise en colère et angoissée, ses ondes sont alors passées au rouge. Au même moment et sans avoir reçu de stimuli, son chat s’est également montré nerveux et agité.

En 2016, Art Orienté Objet change de perspective et se tourne vers l’infiniment petit, le microbiote ! Cette fois, les petits êtres vivent directement en chacun de nous, en pouvant rompre un équilibre fragile. Si proches (dans les intestins de chacun d’entre nous) et si mal connus, les micro-organismes ont pourtant une influence sur notre santé et sur notre comportement, en particulier quand il s’agit de parasites. Ce microbiote dit beaucoup de nous, ce que nous mangeons, de quelle région nous venons et avons grandi, notre état de santé, voire pour un peuple confiné, notre ethnie. C’est pour cela que chacun réagit différemment à l’alimentation lors d’un voyage par exemple. Là encore, avec Que La Forêt primaire vive en moi, Marion Laval-Jeantet a donné de sa personne en recevant une greffe de microbiote d’un pygmée Baka ayant toujours vécu dans une forêt équatoriale. Mais le duo d'artistes a également reconstitué quatre dioramas de leur microbiote grâce aux photographies de la biologiste Chantal Bridonneau. Il en résulte d'étonnants dès 2016 : paysages macrobiotiques. Ce sont des « paysages » fluorescents qui s’apparentent plus dans l'imaginaire à des fonds marins ou la surface de planètes inconnues alors qu’il représentent moins d’un mm² d’intestin.

Art responsable et Bio-art

Adeptes du Slow art, dont ils ont écrit le manifeste en 1992, ils utilisent principalement des matériaux recyclés, naturels et ayant peu d’impacts sur l’environnement. C’est ainsi qu’ils collectent des dépouilles d’animaux dans des zoos, dans des forêts, sur le bord des routes ou des lacs. Dans les années 2000, les deux artistes ont collecté sur le bord des routes françaises nombre de dépouilles de petits animaux. Ceux qui n’ont pu être sauvés ont "offert" leur fourrure qui a donné naissance à un « manteau d’animaux écrasés » ou Raodkill Coat (non présenté dans l’exposition). Ils constatent aujourd’hui que ces animaux se sont tellement raréfiés qu’il n’y a même plus de dépouilles sur les bords des routes. De ce point de vue, on peut espérer que les aménagements routiers parviennent à sauver des individus, ce qui expliquerait aussi que le nombre de dépouilles diminue. Mais c’est presque un vœu pieux vu les constats alarmants des scientifiques sur l’état de la biodiversité (effondrement des populations d’insectes et d’oiseaux, de batraciens, de mollusques, etc.).

Lors de leur voyage en Australie en 2011, le constat est encore plus terrible, ici les animaux sauvages de grande taille disparaissent directement par l’action de l’Homme qui les sépare de leurs points d’eau et qui les écrase avec ses voitures. La Pietà australiana en est un parfait exemple, puisque le bébé kangourou est encore vivant dans la poche de sa mère morte, percutée le matin même et laissée sur place sans soin.

Le roi des forêts françaises, à savoir le cerf, a beaucoup inspiré le duo. Ainsi, dès 1992, le cerf de la série The Year My Voice broke. Il s’agit d’un trophée de cerf tricoté avec de la laine de récupération. Ici, l’activité dite féminine du tricot rejoint l’activité symboliquement masculine de la chasse pour réparer l’animal et éviter sa souffrance et sa mort physique. Conçu suivant des règles de numérologie, les trophées de la série ont également une fonction apotropaïque.

Dans la même salle gît Cornebrame ou Machine à faire chanter les cerfs dans la brume (2013). Ici, la dépouille du cerf a été transformée en cornemuse dont les bourdons remplacent les pattes. Chaque bourdon a été travaillé pour reproduire une fréquence du brame du cerf. Afin de redonner un souffle à l’animal, il faut souffler dans le tuyau présent dans sa bouche et manipuler son ventre pour en chasser l’air dans une action qui ressemble à un massage cardiaque complet (massage plus bouche à bouche). La taille de l’animal oblige à une implication corporelle importante du joueur.

Dans une perspective de “zoofuturologie”, le duo artistique a conçu en 2021 Hydra post-Humana. Il s’agit d’un squelette composite représentant une hydre mythique non pas comme elle l'a été dans les mythes et légendes mais comme elle pourrait l'être dans un avenir post-humain où la crise écologique a fait muter rapidement les espèces et confondu mammifères et amphibiens dans une volonté évolutive et adaptative. Ici par exemple, l’augmentation de la masse cérébrale s’est faite par le choix de la démultiplication et non de la complexification et de la densification comme ce fut le cas pour homo sapiens. De grande taille, cette naturalisation mythologique mélange des os récupérés auprès de vétérinaires de zoo et d’éleveurs dans une volonté toujours présente de proposer un art responsable et durable.

Proposant un art souvent à la lisière de la science, qu'elle soit comportementale, physique, électromagnétique ou encore médicale, Art Orienté Objet s’inscrit volontiers dans la mouvance du bio-art. Le Bio-art est un mouvement artistique contemporain relativement récent qui émerge à partir des années 2000. Si les artistes se sont inspirés de la science et de ses méthodes depuis plusieurs siècles déjà, le bio-art passe à la vitesse supérieure. En effet, ce mouvement pose la question de la bioéthique. Ses œuvres et performances parfois extrêmes questionnent les tabous scientifiques et changent de perspective sur les cobayes de laboratoire qui sont avant tout des êtres vivants. Holy Coli (2022) est l’aboutissement de plusieurs années de recherches en compagnie de Sylvie Lautru, professeur de biologie à l’Université Paris-Saclay au sein de l’Institut de biologie intégrative de la cellule. Ici, le but était de conférer à la souris, animal souvent méprisé voir associé au diable dans l’occident chrétien, une forme de rédemption en lui conférant au sens propre l’odeur de sainteté. En modifiant génétiquement la bactérie Escherichia Coli présente naturellement dans les intestins des mammifères et responsable de l’odeur parfois fétide de leurs gaz et selles, les artistes et les scientifiques ont conçu une bactérie qui une fois ingérée change cette odeur en un parfum de violette souvent associé dans les textes à l’odeur des saints et des personnes de grande vertu. Cette mutation ne perdure que le temps ou la souris est placée sous antibiotique pour maîtriser la souche naturelle de E-coli. Cette œuvre de longue haleine s’inscrit dans un projet plus vaste initié en 2017 portant sur les cinq sens, un sujet récurrent de l’art occidental.

L’exposition se poursuit dans l’orangerie du château autour de la figure ambivalente du mouton, animal sacré (agneau mystique ou Khnoum dans l’Égypte pharaonique), victime (sacrifice rituel dans de nombreuses religions depuis l’antiquité), nourricier (viande et fromage), cobaye (brebis Dolly)  et parfois méprisé (suivre comme un mouton). Pour illustrer le rapport des humains aux moutons, Art Orienté Objet a réuni des œuvres de plusieurs artistes d’horizons différents : Wilfrid Almendra, Yto Barrada, Thomas Bayrle, Michael Dans, Charles Fréger, Gloria Friedmann, David Hurn, André Kertész, Emilie Pitoiset et Nicolas Tubéry.

Le château de Chamarande offre un écrin grandiose à cette collection, entre la tradition du trophée de chasse et celle des cabinets de curiosité. Le contraste entre la bâtisse ancienne et les œuvres faisant appel à des technologies avancées est singulier. Chaque pièce permet de mettre en valeur une œuvre ou un corpus qui trace un chemin allant du plus grand au plus petit, du matériel au spirituel, de l’exotique à l’intime.

L'exposition Zoosphères, par la multitude des œuvres présentées, parfois inédites, et l’amplitude de leurs questionnements tend, si ce n’est à un changement de paradigme pour celui qui regarde, à un questionnement de chacun à son rapport au vivant et plus précisément à l’animal, sa souffrance, son imaginaire mais aussi sa place dans un monde en plein bouleversement écologique. En fonction de votre sensibilité, ce peut être un choc, une révélation ou juste une fantaisie d'artiste, mais quoi qu’il en soit, vous vous poserez des questions et de ce point de vue, l’exposition est une vraie réussite.

Retour à l'accueil